novembre 1st, 2014 par Jean Sebillotte

Portrait de ModianoUn article du Monde revient sur Modiano en partant de l’évènement, comme tout bon journal doit le faire. Un évènement minuscule à vrai dire. Une ministre, Fleur Pellerin, n’avait pas lu le dernier livre de Modiano ! MADAME FILLIPETTI en profita

Je reproduis ici l’article en question.

 

Modiano, ni lu ni connu

La Bible a inventé la Chute ; la médecine a théorisé la rechute ; la politique les met en pratique tous les jours. Depuis qu’elle avait démissionné du ministère de la culture, fin août, Aurélie Filippetti s’était tenue coite : pas une pique contre sa successeur, Fleur Pellerin, avec laquelle elle entretient pourtant des relations vipérines. Que des égards épars, décochés avec une apparente sincérité. Et puis, miséricorde, la Messine a fini par céder à ses vieux démons.

C’est un écrivain sexagénaire, Patrick Modiano, qui a excité la tentation – à son corps défendant. Sur le plateau de Canal+, dimanche 26  octobre, Fleur Pellerin admettait n’avoir lu aucun roman du Prix Nobel de littérature 2014, voire aucun livre du tout, depuis qu’elle était entrée au gouvernement, au printemps 2012 :  » J’avoue sans aucun problème que je n’ai pas du tout le temps de lire depuis deux ans. Je lis beaucoup de notes, beaucoup de textes de loi, les nouvelles, les dépêches AFP, mais je lis très peu. « 

Comme il se doit, la confession consterne l’establishment germanopratin, et même au-delà – outre-Atlantique, l’outrage figure en bonne place dans le New York Times du 28  octobre. Interrogée le même jour sur LCI, Aurélie Filippetti saisit habilement la perche, illico transformée en batte de base-ball :  » Sans les livres, la vie serait une erreur « , cogne l’ex-ministre, paraphrasant un antique précepte de Friedrich Nietzsche ( » Sans musique, la vie serait une erreur « ). Avant d’ajouter, avec un art consommé de l’antiphrase :  » Je n’ai pas à commenter l’action ou les déclarations de mon successeur. Vous comprenez bien que ce ne serait pas courtois de ma part. « 

Subtil dosage de vengeance froide et de gorges chaudes, la déclaration fait le bonheur des robinets d’eau tiède, qui la coulent fissa dans leurs flux d’actu : les gazettes gazouillent, les réseaux socialisent, les chaînes d’info continuent, et voilà de nouveau le mot  » Modiano « , trois semaines après l’annonce du Nobel, aspergé à jets réguliers sur la voie publique. On n’ose imaginer l’accablement qui a dû saisir l’écrivain : l’actu et ses éclaboussures, très peu pour lui. Le réel, il le préfère  » vaporisé «  – l’un de ses verbes favoris – sur les fenêtres de la fiction.

Disque rayé

Il fut le premier, du reste, à faire remarquer l’étrangeté de la situation dans laquelle le plaçait l’obtention du Nobel :  » C’est un peu irréel « , avait-il réagi, après l’annonce du prix, le 9  octobre. Pour récompenser son écriture brumeuse, flottante, cette manière de condenser, par fines gouttelettes, des époques, des gens et des lieux évanouis, voilà qu’on lui versait un tsunami médiatique sur la tête, avec pluies de tweets, cascades de flashs et giclées de JT.

A ce titre, l’attribution du Nobel à Modiano apparaîtra sans doute, avec le temps, comme un contresens – une  » erreur « , pour reprendre le mot de Nietzsche. On peut en effet estimer que les brouillards de son œuvre ne gagnent pas forcément à être éclairés par les néons de l’actu ; que ses lignes ne sont pas très solubles dans les  » timelines  » des réseaux sociaux ; que c’est l’inactualité de ses romans, en fin de compte, qui rend leur lecture si précieuse.

Dans les livres de Modiano, la chronologie est floue, la mémoire faillible, les personnages sans âge : nulles dates, ou très peu, quand l’époque n’est qu’agendas, calendriers, anniversaires, commémorations, mémentos,  » reminders  » – pour rappel, on célèbre ces jours-ci les 30 ans de la Fondation Cartier, les 40 ans de Massacre à la tronçonneuse, les 100 ans de Marguerite Duras (à ce compte, vivement les 77 ans de Sept ans de réflexion, en  2032).

Chez Modiano, amours et amitiés s’effilochent, se perdent, se ratent. Une discrétion à rebours du zeitgeist, qui n’aime rien tant que mettre en scène des relations qui durent : voyez tous ces héros de séries TV, persévérant dans leur être, saison après saison ; écoutez tous ces vieux couples, vieilles branches, vieilles canailles fredonner main dans la main, cœur contre cœur, avec détour par le porte-monnaie du spectateur (Jay-Z/Beyoncé ou John Cale/Patti Smith hier ; Laurent Voulzy/Alain Souchon, Sting/Paul Simon ou Johnny Hallyday/Jacques Ductronc/Eddy Mitchell demain).

Le Paris de Modiano est aussi indéfini que les articles et pronoms de ses phrases : c’est l’écrivain des  » zones neutres « , des no man’s land, des narrateurs nomades, rétifs à la géolocalisation généralisée. Sa syntaxe est douce, suspensive, rongée par les silences et les ellipses ; ici, point de smileys, de gifs et d’exclamations imagées ; ce style-là est allergique à l’iconophilie ambiante.

Dans un livre récent, Dans le café de la jeunesse perdue (Gallimard, 2007), Modiano fait d’un concept nietzschéen,  » l’éternel retour du même « , le leitmotiv du récit. Leitmotiv déficient, cependant, qui tourne en boucle comme un disque rayé : très vite, la rengaine des vieux copains flanche, les retrouvailles capotent, le  » même  » ne revient jamais vraiment – procédé exemplaire, en somme, de l’auteur de Du plus loin de l’oubli.

S’il a lu Nietzsche, il n’est pas dit que Modiano se jette, à l’avenir, sur les romans d’Aurélie Filippetti ; les personnages modianesques ne sont pas du genre fanfaron ; ses héroïnes ne sont pas de celles qui persiflent, citent et signent avec aplomb. Elles sont capables, en revanche, d’épanchements inattendus, oubliant leur époque et leur situation pour se livrer soudainement, à nu ; prises de remords, il leur arrive souvent de se taire, ou de faire machine arrière, dans la foulée.

Quelques jours après sa confession, Fleur Pellerin rectifiait le tir :  » Je n’ai pas dit que je ne lisais pas, j’ai dit que je lisais moins… « , modulait-elle, modianesque jusqu’au bout des ongles.

Aureliano Tonet

Le Monde des 1 et 2 novembre 2014

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