A propos d’une libre opinion « Choose France »,dans L’agora du début 2024

L’Agora est la revue de la Société des Poètes Français. Elle paraît tous les trimestres. C’est une mine d’informations, de publication de poèmes, de recension, d’articles comme celui-ci. Dans le numéro d’avril à juin est paru cet article sous ma signature.

René Lebars, dans sa libre opinion au titre anglais, « Choose France »[1] (qui reprend le titre d’un sommet  créé en 2018 par Emmanuel Macron, président de la République française), commente l’installation de la Cité internationale de la langue française à Villers-Cotterets et constate, déplore, dénonce l’évolution, la dérive, du français, envahi par les mots étrangers, essentiellement anglais et même l’altération de notre syntaxe et grammaire.

Ceci appelle quelques réactions de ma part, moi qui ne sais rien de savant sur l’évolution des langues. Montaigne, dit-on, pensait qu’il serait rapidement illisible tant la langue lui semblait évoluer vite ! Il écrivit néanmoins en français mais ne cessait de citer les auteurs latins, langue des « savants », de l’Eglise, des diplomates. Hélas ! Aujourd’hui le latin demande à être traduit…Nous avons perdu le latin, mais un latin de basse époque, le « volapuk » de l’époque. Il y a eu aussi un idiome pratiqué largement, « la lingua franca » utilisée pour les échanges commerciaux et diplomatiques en Méditerranée, mélange de langues surtout l’italienne, la française, l’espagnole, la portugaise, la grecque et l’arabe… Puis le français triompha quelques temps. Mais ce fut l’anglais qui eut le dernier mot, avant peut-être demain le mandarin… Anglais ? Plutôt un idiome que les Anglais se désespèrent de voir considéré comme leur langue (à vrai dire c’est un anglais mâtiné d’américain et autres langues, un anglais bâtard). Cette langue, ce volapuk, a envahi le monde remplaçant le français qui n’a tamais été que la langue des élites européennes et des diplomates.

On peut le déplorer comme le fait René Lebars, ce que je comprends fort bien. L’anglicisme est chose détestable. C’est selon Larousse : Mot, tour syntaxique ou sens de la langue anglaise introduit dans une autre langue, ou encore, solécisme consistant à calquer en français un tour syntaxique propre à l’anglais. Donc halte à l’intrusion de l’anglais de notre part à tous, poètes ou non !

Mais on doit approfondir en abordant d’abord la question des mots car là n’est peut-être pas le plus grand problème actuel.

Les mots

Toute langue évolue en empruntant aux autres certains mots. Parfois parce qu’ils sont intraduisibles, désignant une chose nouvelle, une innovation. Ainsi en est-il de cloud difficile à traduire comme l’ont été rail ou tramway par exemple, ce dernier mot fut l’objet d’un débat de la fin du 19e et du début du 20e siècle. D’autres se sont imposés par leur brièveté : wek-end, KO, par exemple.

L’adoption d’un mot est liée non seulement à des innovations étrangères, mais surtout à des dominations politiques ou culturelles et à des manies. A la Renaissance la langue musicale était italienne, d’où les mots aria, opéra, et les notations comme mezzo voce, allegro, allegro ma non troppo, etc. Personne ne s’en offusque de nos jours. L’italien a été une langue de cour en France !

Mais nos relations avec l’Angleterre, les anglais et la langue anglaise sont anciennes et d’une complexité incroyable même[2]. Nos langues sont intimement mélangées au niveau des mots. René Lebars a raison : les mots « anglais » nous envahissent.

Les poètes n’ont-ils pas été de la partie ? Baudelaire, ce dandy traducteur de Poë, a introduit le spleen et un terme inconnu encore en poésie : wagon. Dans les Aquarelles Verlaine donne à ses poèmes des titres anglais (nevermore, par exemple). Lui et Mallarmé étaient des anglophiles notoires. Rimbaud dans ses Poèmes en prose use de mots anglais. Etc.

J’aurais tendance à penser que l’usage de mots étrangers n’est pas à proscrire. Les poètes font un recours à notre passé gréco-latin sans que cela choque et sont inventeurs de mots. Pensons au célèbre Jérimadeth de Victor Hugo.

Quoiqu’il en soit il faut rendre hommage aux Canadiens pour leur fertile invention de termes qui se démarquent de l’anglais qui les envahit…

La syntaxe et la grammaire

Là, le danger pour notre langue est immense. René Lebars a raison d’écrire : Le pire est de voir la langue défigurée par ces formules batardes, ni vraiment anglaises, ni vraiment françaises, qui martyrisent autant le sens que la syntaxe et induisent, dans les esprits, une ambiguïté perverse.

En France, nous aimons que la langue soit fixée par des autorités, l’Académie Française en premier lieu. L’Etat s’en mêle aussi.

Le danger mortel actuel n’est-il pas dans l’adoption de l’écriture inclusive ? L’Académie est radicalement contre, l’Etat aussi. Le site « Vie publique – de la République française »[3] rappelle ceci : « Aujourd’hui, la question de l’écriture dite inclusive est traitée par deux circulaires ». Je résume. La première provenant du Premier ministre (en 2017) « définit l’écriture inclusive et l’interdit dans les actes administratifs publiés au Journal officiel ». La seconde concernant l’enseignement demande (en 2021) à « ne pas faire usage de l’écriture dite inclusive, qui désigne les pratiques rédactionnelles et typographiques visant à substituer à l’emploi du masculin, lorsqu’il est utilisé dans un sens générique, une graphie faisant ressortir l’existence d’une forme féminine. » Une proposition de loi déjà examinée et amendée par le Sénat en 2023 est en cours d’examen. Elle se réfère… à l’Edit de Villers-Cotterêts mis en avant par René Lebars. Pour les curieux se rendre sur le site !

*

Pour conclure mon propos, mais sûrement pas un débat qui ne sera pas clos de sitôt, il faut de la nuance en tout. On peut admettre une évolution de la langue, ce qui vaut notamment pour la féminisation de certains mots. Mais au grand jamais il ne faudrait déformer la syntaxe et la grammaire qui sont le squelette et l’âme même de notre langue que nous chérissons !


[1] L’agora du premier trimestre 2024

[2] Anglomanie et anglophobie en France au XVIIIe siècle. Article de Claude Norman dans la revue du Nord, cité par Persée (sur internet)

[3] https://www.vie-publique.fr/loi/291600-interdiction-de-lecriture-inclusive-proposition-de-loi

avril 3rd, 2024 par