A propos de frontières

Le thème de la frontière fut pour les poètes celui de l’année 2023. Il m’a inspiré, car il se prête à bien des réflexions.

La première est plutôt un constat : la frontière est partout dans le monde vivant. Les êtres vivants ont une enveloppe. On peut objecter que la terre, le vent, l’air n’en n’ont pas. Soit. Mais tout ce qui a trait au vivant n’est que frontière depuis les organismes unicellulaires jusqu’à l’homme, cet être complexe s’il en est ! Là, les frontières sont celles de nos cellules, des microorganismes qui nous habitent et vivent en symbiose avec nous, celles de nos organes… jusqu’à la peau qui nous isole de l’air ambiant.

Si les frontières biologiques sont partout, il y a toutes les autres, matérielles intellectuelles, spirituelles ou sociales.

On observe immédiatement que les frontières sont rarement imperméables. Au contraire elles sont le lieu d’échanges constants. Que l’on pense au système respiratoire, ou à celui de nos entrailles. Les frontières du vivant sont complexes et faites pour faciliter les échanges, permettre les circulations nécessaires.

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Les frontières entre pays, auxquelles on songe tout de suite, n’échappent pas à la règle : elles permettent les échanges de biens et les mouvements de population, ne serait-ce que touristiques ou liés à l’instruction. Elles acceptent les migrations tout en les restreignant.

Ne les restreignent pas trop ? C’est ce que pensent les adeptes du « no-border ». Pour éviter toute caricature, je me réfère à un article [1]qui me parait objectif (tout en notant l’appellation anglo-saxonne du mouvement qui se veut international) :

Pour le mouvement No Border – international, autogestionnaire et anti-hiérarchique –, l’engagement contre l’existence des frontières et pour la défense de la liberté de circulation est central. Il n’a pas commencé à Calais. Il y avait eu plusieurs « no border camps » antérieurs : entre autres, en 2000, à Ustrzyki Dolne en Pologne, à quelques kilomètres de l’Ukraine ; en 2002, à Strasbourg ; en 2003, à Frassanito (dans les Pouilles) ; en 2007, en Transcarpatie, à l’intersection des frontières de l’Ukraine, de la Slovaquie, de la Pologne, de la Hongrie et de la Roumanie ; et, en 2008, un camp de résistance et de solidarité avec les exilés afghans de Patras en Grèce. Des activistes No Border sont présent·e·s dans nombre de pays européens mais aussi en Turquie, à Ceuta et Melilla, au Mexique, en Australie, etc.

L’investissement des No Border à Calais, à partir de 2009, s’inscrit donc comme une étape supplémentaire dans une lutte politique de longue haleine un peu partout en Europe et, comme à Patras, sur des terrains parfois très semblables à celui du Calaisis. La préoccupation centrale du mouvement, ce sont les frontières qui empêchent les victimes de l’injustice et des violences planétaires d’échapper à leur mauvais sort. C’est aussi de lutter à leurs côtés pour leurs droits.

Ce mouvement m’interpelle. J’en comprends la générosité et certaines actions positives, mais je ne peux le soutenir, car il me semble nier les principes même de l’organisation humaine. Bien sûr il y a eu des peuples nomades. Il en reste un peu. Ces peuples organisés,

cohérents (dans les frontières de leur langue, de leurs croyances, de leur organisation propre), s’emparaient de territoires nouveaux le plus souvent par la violence.

Attila, les wisigoths, les ostrogoths et autres peuples venus de l’Est ont envahi l’Europe. Ils ont pénétré dans l’empire romain, etc. Plus récemment, il y a eu le vaste mouvement de la colonisation à qui on a reproché, en outre, de créer des frontières parfois absurdes.

Dans le passé, les frontières étaient fragiles, perméables et mouvantes.

Mouvantes elles l sont moins avec une reconnaissance par l’ONU.

Perméables, elles le restent de nos jours. Les migrations continuent même si les pays s’en défendent comme les USA de Trump, Le Danemark, la Hongrie, les organisent (Canada), les subissent (Les gens du Venezuela dans les pays limitrophes, les Syriens), ou tentent de les limiter comme l’Europe…

Fragiles elles le demeurent. On voit la Russie vouloir s’affranchir des frontières extérieures avec des conflits successifs (Tchétchénie, Géorgie, Ukraine) et potentiels (Pays baltes, Moldavie). Et il y a d’autres conflits. Faut-il dire « amen » ? La réponse est négative. Elle justifie la guerre d’Ukraine.

Le mouvement « No-Border » est généreux mais semble ignorer justement la ou les guerres comme les générations nées après la guerre d’Algérie… que j’ai eu la chance de ne pas avoir à faire. Mais ceux de ma génération y ont rarement échappé. Et j’ai vécu la guerre 39/45… Mon pays accepte les immigrés victimes de guerre : Afghans, Citoyens de la Corne de l’Afrique, Syriens, Irakiens, etc., autant de demandeurs d’asile…

La France doit-elle suivre les No-Border en supprimant toute barrière à l’immigration ?

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Poser cette question, c’est ma façon d’aborder un sujet fort sensible et très politique. Le débat a fait rage en fin 2023-début 2024. Il est conclu, provisoirement je pense, et devrait ressurgir. Je n’ai pas étudié dans le détail les positions des uns et des autres. Je note que personne n’a adopté la position des No-Border.

En effet le vrai problème n’est peut-être pas dans le fait migratoire, dans la volonté de migrer de beaucoup, mais dans la capacité d’accueil des pays concernés, dont la France.

Pour avoir milité modestement pour le logement social de transition – permettant à certains ou certaines de sortir d’une situation très précaire pour accéder à un logement pérenne (le plus souvent en HLM) –, j’ai compris la difficile insertion des immigrés dans la société française[2].

Si l’on suit l’auteure de l’article cité en bas de page, L’assimilation à la culture majoritaire est souvent évoquée comme étant le modèle d’intégration français. Dans ce modèle, on attend de la part des immigrés qu’ils abandonnent leur propre culture au profit du langage, des valeurs et des coutumes de la société d’accueil. L’abolition des origines sociales comme moyen de promouvoir l’égalité pour tous constitue un des éléments fondateurs de la société depuis la Révolution. Il est clairement mentionné dans la Constitution que la Nation française ne se divise pas. Il en résulte qu’on ne peut pas identifier sur le plan légal des groupes sociaux en fonction de leur appartenance culturelle, ethnique ou religieuse. À son origine, ce modèle d’assimilation s’adresse aux minorités linguistiques régionales. Dans un contexte d’égalité pour tous, défendre la spécificité des cultures régionales et à présent, ethniques, peut être perçu comme une forme de communautarisme et de traitement préférentiel (Sam & Berry, 2006). Bien que très différents d’un contexte national à l’autre, ces modèles d’assimilation partagent l’idée que les immigrés doivent renoncer à leur culture d’origine et adhérer à une culture commune, supra-ordonnée.
Ceci semble nous différencier du modèle très voisin du républicanisme [qui], quant à lui, prône une adhésion aux valeurs de la république française (liberté, égalité, fraternité) et de la démocratie (droits des femmes, droits des enfants etc.), ainsi que le respect de la laïcité. Les adeptes du républicanisme soutiennent également que chacun, Français ou immigré, doit être considéré en tant que personne et non pas en tant que membre d’un groupe ethnique. Ce modèle d’intégration se distingue de l’assimilation par le fait qu’il met en avant la spécificité individuelle et non pas l’appartenance commune à la société française (Guimond, 2010)…

Il est clair que La France n’adhère pas au multiculturalisme [qui] repose sur un autre principe : plutôt que d’éclipser les cultures ethniques, il convient de préserver leur intégrité et d’encourager les groupes à coexister harmonieusement. Les partisans du multiculturalisme pensent que seulement celui qui se sent en sécurité dans sa propre culture peut être tolérant et généreux avec d’autres. Permettre aux groupes minoritaires de maintenir leur spécificité culturelle et linguistique devient une valeur du groupe majoritaire. On offre aussi un support financier et social pour les activités culturelles des groupes minoritaires. À titre d’exemple, le Canada est un pays où le gouvernement affiche une politique officielle de multiculturalisme.

Toute la question qui se pose est de savoir si l’assimilation fonctionne encore. Et qu’en sera-t-il de l’avenir ? Celui du Sahel saharien est sombre. Non pour nous qui pouvons nous en retirer mais pour ceux qui y vivent. Devront-ils émigrer ? Le Nigéria, sur un pays grand comme presque deux fois la France, a déjà une population de 220 millions d’habitants. On escompte que cette population sera de 377 millions en 2050. Son économie actuelle est basée sur l’agriculture et le pétrole (qui permet d’exporter et d’importer). Si le pétrole perd de son importance que deviendra l’économie de ce pays riche à la population très pauvre ? Qui sait si à l’avenir les Nigérians n’émigreront pas massivement ?

Cet exemple pour souligner que les générations qui me suivent vivront la question des migrations, et donc des frontières, avec une urgence et une intensité que je n’aurai pas connue. La France adoptera-t-elle le modèle multiculturaliste sous la pression du nécessaire accueil des migrants fuyant, outre la guerre et la barbarie, la faim et la misère ?

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Reste à souligner des incohérences. Il s’agit des positions prises par les extrêmes de l’échiquier politique. Si l’extrême-droite est mortifère, elle me semble plus cohérente qu’une certaine extrême-gauche représentée par Le Parti de le Démondialisation (Pardem) qui refuse justement l’abolition des frontières liée au libéralisme pur et dur de nos économies occidentales. Comment démondialiser sans rétablir les frontières ? D’ailleurs, logiquement, le Pardem est viscéralement hostile à l’Europe !

Peut-on à la fois lutter contre la mondialisation et la libre circulation des biens et vouloir la libre circulation des personnes ? La Nupes semble partagée et le parti LFI me semble tenté par ce double langage. L’extrême droite, elle, est plus cohérente même si elle est, je l’ai dit, mortifère au plan des valeurs. Et, elle-aussi, devra accepter des migrants pour venir chez nous effectuer des tâches que les natifs ne veulent plus exécuter, pour combler le déficit de nos naissances et notre vieillissement. Là est son incohérence.

La politique décide et gouverne au centre. Les frontières sont nécessaires pour permettre de réguler les mouvements de populations mais il n’est pas question de les abolir ! Le monde, l’humanité, ne peut se passer des migrations. L’espèce humaine est mondiale de par sa nature et l’on sait que le racisme n’a aucun fondement génétique et aucune justification autre que culturelle. Donc il faut à chaque Etat préciser les modalités concrètes de cette vision équilibrée. C’est en tout cas ma conviction.

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« Frontière, frontière !

Invité cette année à écrire sur le mot « frontière », je serais tout d’abord franc et frondeur : je n’aime de la frontière ni sa froideur ni sa roideur ni son côté rigide voire frigide Alors la frontière m’effraie et me rend frileux. Elle m’est un affront.

Par bonheur il est des frontières fragiles et fraîches comme la pudeur, comme celle de l’ombre que frôle la lumière.

Il en est de nécessaires comme l’exigent la fraternité ou la franchise, ou nécessaires pour réfréner la fureur.

Il en est de souhaitables comme le veut la frugalité.

Certaines ne sont pas à franchir : au-delà, la fripouille fricote et mitonne toutes sortes de  fredaines, voire de forfaitures !

D’autres protègent nos patries, nos fratries.

Ainsi, la frontière s’impose frontalement aujourd’hui, comme hier et comme demain, ne serait-ce qu’au dernier moment de nos vies, lors de notre dernier souffle.

                                                      Poème en prose affiché en 2023 à la bibliothèque de

l’Université Ouverte de Versailles (UOV) et un peu revu en 2024


[1] « Des No Border sans frontière » – Dans Plein droit 2015/1 (n° 104), pages 9 à 13- site cairn info- auteur : No Border

[2] Modèles d’intégration, identification nationale et attitudes envers les immigrés en France – Constantina Badea Dans L’Année psychologique 2012/4 (Vol. 112), pages 575 à 592. Site Cairn.info

A propose de frontières

février 4th, 2024 par