Catégorie: Nouvelles

juin 19th, 2013 par Jean Sebillotte

bord de mer

Le monologue de Léon

 

            Ça y est. La mer; enfin. Ici c’est tellement plat. J’ai de l’eau au mollet. Personne. Juin. Pas encore la saison. Que c’est tranquille ! J’aime ce temps clair et sans vent ! Germaine, derrière moi, doit apprécier et regarder l’horizon. Comme moi. L’eau est sombre là-bas. Germaine, derrière comme toujours. Pourtant, je la force pas. Depuis le temps. Cinquante ans déjà, à peu près. Pas la peine de me retourner. Je la connais si bien. Quand je pense qu’elle a été si fine, elle qui aimait la baignade. Il y a longtemps, c’est vrai. Maintenant c’est moi qui insiste. Je dis : « on y va, chérie ? » Pas de vent. Des petites vagues passent. Ça sent bon.Mes pieds s’enfoncent. Le sable est doux. Drôle de petit bruit. J’aime.

            Je vais piquer une tête. Ça c’est sûr. Germaine est restée habillée. Je la comprends pas. Maintenant elle met un pantalon. Du coup on voit son ventre. Elle est pas la seule. C’est la mode. Ah ! Les femmes ! Nous sommes vraiment seuls sur la plage. Étonnant. Pas de gamins qui crient, qui jouent dans l’eau. Et nous deux plantés là à regarder l’horizon.

            Je piquerai une tête. Bientôt. On a le temps. Il est pas encore midi. Cent mètres à avancer et je perds pied. Pas un enfant ici. Nous, on devrait être grands-parents. Germaine s’en plaint. Moi, je dis rien mais je regrette aussi. Où est le Botswana ? C’est là qu’est l’aîné. Médecin.

            Il va falloir que j’y aille à la baille ! Tiens, un petit poisson. Y en a plus guère. Au Botswana, doit y avoir au moins un lac. Que fait Jean-Michel le dimanche ? Pas plus marié qu’Émilie. A cause de nous ? Ça se pourrait. Les deux pas mariés et pas d’enfants. Et nous pas de petits-enfants. Émilie qu’est maintenant Femen. Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu ? En tout cas, aujourd’hui, il nous gâte.  Le soleil tape. Les épaules vont me bruler.

            Tu y vas, vieille carcasse ? On a le temps, bordel. Après on va se taper un gueuleton. Germaine va râler pour le principe. Quelle chouette journée. Femen,  Émilie ? Quelle mouche l’a piquée ? Seins nus chez les musulmans, c’est de la provoque. Pourvu qu’elle se chope pas une peine trop grave. Germaine n’en vivrait plus. Moi je dirai : « bien fait, ma fille, t’en fais trop. » 

            Alors j’y vais ? J’ai les pieds au frais et le crâne qui chauffe, un vrai palmier. Pas mal les oasis. J’ai aimé. Germaine aussi. La Vendée c’est mieux pour son cœur à Germaine. Tant pis pour moi. Quand même Émilie  femen ! Qui l’aurait prévu ? Pas moi. Ça me soucie quand même. J’ai pas l’air. Je les aime mes gosses. Mais pas de petits-enfants pour nous. Quand je les verrai, je les engueulerais. Il est temps que je sois grand-père.

            Et puis, merde, je me fous à l’eau. Elle est froide cette flotte !

                                                                                                                                                Jean Sebillotte

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avril 6th, 2013 par Jean Sebillotte

« Les pommes sont prêtes, dit papa. Que dirais-tu d’aller faire un tour ? »   Nous habitons à Saint-Ouen, là-même où Utrillo a peint en 1908 le tableau — peu connu m’a dit mon père, sauf ici — de la rue où commerçait un marchand de couleurs. De nos jours, en 2013, la rue existe toujours dans le centre de cette bourgade agrandie démesurément comme tant de communes de la région parisienne. Moi, à 17 ans, je me passionne pour la peinture. Papa m’adore et la peinture aussi.  Je suis déjà allée au Louvre avec ma classe et notre prof d’arts plastiques nous avait longuement arrêtés devant des tableaux célèbres. J’avais acheté la carte postale qui représente un tableau de Murillo.

— Papa, serais-tu prêt à aller au Louvre ? J’aimerais revoir certains tableaux, par exemple celui-ci.

— C’est une bonne idée ma fille. Mais sache que ton tableau, souvent appelé le Jeune mendiant. est celui du Jeune pouilleux !

Je me demande pourquoi j’aime ce tableau. Par sympathie pour ce gamin affalé par terre, de guingois, en pleine lumière, qui, en effet, écrase une puce sur sa poitrine sans s’occuper de la cruche et des pommes qui s’échappent du couffin à ses pieds ? On ne le voit pas mendier. Mon père a raison. Il adore aussi le déguisement. Il aime me surprendre. L’autre jour il s’est caché le visage avec un masque peint d’une pomme bien verte avec ses feuilles et a mis un chapeau melon et une cravate rouge. « Magritte » m’a-t-il glissé alors!

Nous ne sommes pas allés au Louvre. Papa était trop fatigué. Nous sommes partis faire le tour de quelques pâtés de maisons. Au retour, il nous offre ses pommes en compote tiède avec de la glace à la vanille dessus et des biscuits. Un régal !  Mon père me dit :

— Comme je ne t’ai pas emmenée au musée on regarder des bouquins.

Nous regardons d’abord le jeune pouilleux. Je dis à mon père :

― On parle plus de pouilleux. C’est ringard. Maintenant on parle de SDF et pas de mendiant. Je trouve qu’on confond trop les deux mots. Il y a des SDF qui ne mendient pas et des mendiants qui ont un domicile ! Je sais qu’à Paris les enfants roumains qui mendient dans le métro sont aussi des voleurs. Où est leur domicile ?

— Tu pinailles dit papa.

Il pousse ! Alors je lui sors :

— Tel père, telle fille.

Revenons à la peinture. Après discussion, nous sommes d’accord tous les deux pour dire que Murillo a peint la misère plutôt que la mendicité. Moi, j’aime bien ce gosse et je trouve que le choix des tons chauds rend moins triste le tableau.

— Ce sont les ocres, ajoute mon père, avec un peu de rose ce qui donne une jeune  peau veloutée. Dans le vêtement il y a un peu de bleu. As-tu remarqué que c’est inspiré du Caravage ?

Je me dis que l’enfant aurait dû avoir un chien amical pour se défendre. Tout d’un coup je pense aux renards. Peut-être parce que je viens d’entendre à la radio qu’une de ces bestioles vient d’attaquer un enfant à Londres. En Espagne, à l’époque, il devait y avoir aussi des renards. Je le demande à mon père qui ne le sait pas.  » Mais, à propos de renard, dit-il, je me souviens de la peinture d’un dénommé Robert Wilson. Un superbe renard, debout, habillé en homme, au visage rouge et menaçant-avec les dents, les yeux, l’intérieur d’une oreille, un col, et un revers de son vêtement d’un  blanc éclatant, le tout sur fond noir. Un tableau splendide et dérangeant. Dommage que je n’ai pas de reproduction à te montrer. C’est drôlement plus fort que du Berthe Morizot ! Cette femme est pleine de bons sentiments. C’est un bon peintre mais à côté de Matisse, elle est bien pâle.   Quand papa est lancé, rien ne l’arrête.

— Regardons le Matisse de Schneider, me dit-il.

Il sort un énorme livre d’art, le pose sur la table de la salle à manger. Il tourne les pages, je regarde. Nous tombons sur La danse. Des personnages rouges sur une colline verte et un ciel bleu. Le tableau est en Russie. Mon père râle :

― Je suis sûr d’avoir vu le même tableau mais où le ciel est vert. Je le préfère à celui du livre.  Regarde sur internet.

Je ne trouve rien de ce qu’il me dit. Il y a d’autres tableaux intitulés La danse. Un à New York par exemple qui est moche. Steiner ne le montre pas. Par contre il montre une série de décorations de la collection Barnes. Bof. Sur d’autres tableaux, Matisse a peint des danseuses avec un tabouret et un bouquet. Mais rien d’aussi beau que le tableau rouge, bleu et vert..

― Je comprends pas, dit papa. J’ai pourtant le souvenir d’un tableau où le ciel était vert. Bon. Tant pis. Ce tableau-ci est quand même vachement beau, tu trouves pas ?

Je suis d’accord avec lui. C’est splendide. Je vois trois femmes et deux hommes. Steiner dit que ce sont cinq femmes…dont deux sont « assez masculines » ! Le tableau danse. Est-ce parce que les corps sont tellement déformés ?

— L’art est déformation, ma fille !

Sacré père qui veut toujours avoir le dernier mot !

Jean Sebillotte

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