août 1st, 2014 par Jean Sebillotte
À Pérec
Depuis l’été 1946 où j’ai découvert la Bourgogne avec mon frère aîné, la chambre de la tourelle de la grande maison a marqué ma vie.
C’est un espace cubique, de trois mètres sur trois, percé de deux immenses fenêtres sous un plafond très haut. Celle de l’ouest donne sur le « pré de la vache, » qui, dominé par le hameau du village, bute sur la mare d’où part la route de Lantilly au dessus de laquelle les prés et bois montant à l’assaut du plateau et ferment l’horizon. La fenêtre du sud invite le regard à parcourir la plaine des Laumes bornée, en particulier, par le mont Auxois, où est situé le site de la bataille d’Alesia
Dans ce lieu, à l’inverse des deux fenêtres, la porte est décentrée. C’est le seul élément, avec le mur aveugle et sa cheminée, qui soit dissymétrique dans cette pièce claire, trop claire même, maintenant (et depuis longtemps) sans rideaux, équipée de persiennes qui ne bloquent que partiellement la lumière. La cheminée est donc face à la fenêtre de l’ouest. La lampe au plafond participe à ce parti pris de symétrie car elle pend depuis l’exact milieu du plafond.
Les meublent ajoutent à la dissymétrie de la chambre. Heureusement. Le lit double, une de ces grandes barcasses de noyer sombre qu’affectionnaient les contemporains de Louis Philippe, a toujours trouvé sa place à droite de la porte pour éviter d’avoir la lumière dans les yeux et de dormir le long des meurs froids. C’est le meuble majeur et disproportionné qui semble vouloir lutter à lui tout seul contre la symétrie de l’architecture. Pendant les quelques 40 ans où j’y ai couché à intervalles réguliers, le matelas étrangement bosselé et le sommier trop mou sont restés les mêmes. Le lit est resté bordé de deux vieilles carpettes identiques qui, traitresses, ont la fâcheuse faculté de se dérober sous vos pieds et manquent de vous envoyer bouler sur le parquet de chêne clair.
Étonnante permanence de ces vieilles maisons de famille où, pendant deux générations, le temps s’est arrêté, où la même odeur imprégnant les parties anciennes vous accueille dès l’entrée et vous invite à savourer les relents de cire, de confiture, de feu de bois et d’humidité. À Grignon, ce parfum vous quitte au seuil de cette chambre pour vous rappeler qu’elle était récente et n’a guère que cent ans d’âge. On peut respirer dans la pièce l’herbe fraichement coupée ou le fumet du fumier de la ferme voisine.
Dans cet endroit frais en été, glacial en hiver, un poêle de fonte émaillée a longtemps permis de dégourdir l’atmosphère sans vraiment la réchauffer.
Autre particularité, autre souvenir : à gauche quand on entrait, au-delà de la cheminée, trônait une toilette de marbre. On s’y lavait avec un broc et une grande soupière, tous deux de vieille faïence défraichie à fleurs roses. Un seau de métal émaillé recueillait l’eau salie. Au dessus du marbre une méchante glace biseautée et une lumière chiche.
Je dois confesser ma faible propension à me laver ici et deux fâcheuses habitudes : balancer l’eau usée sur la pelouse en contrebas et même, debout sur l’embrasure du sud, pisser tranquillement dehors en un hommage très masculin à la nature champêtre et campagnarde.
Oh ! Campagne ! Si, parfois, on entend monter une voiture par la route du bas, le plus souvent c’était le meuglement du taureau ou de ses compagnes qui envahissait ce domaine carré assailli de mouches obstinées à vouloir y vivre et à s’y reproduire (mais où exactement, on l’a jamais su). Ces insectes agaçants collent toujours aux vitres et les constellent de chiures toujours difficiles à nettoyer. Ce lieu n’est donc jamais vraiment silencieux sauf en hiver et encore faut-il alors oublier le ronflement du poêle.
La maison est restée inhabitée 19 ans. L’humidité s’est infiltrée dans les murs car les chéneaux obstrués débordaient sans être curés. La tapisserie à fleurs, déjà pâlie, d’une couleur anciennement rose, s’est tachée de gris et de noir et s’est décollée en grande partie. On en a retiré des pans entiers. Le résultat en est une décoration aléatoire, mélange de plages de plâtre nu et de papier pisseux.
Cette turne m’est à présent hostile et je lui préfère, dans cette vaste demeure, redevenue familiale, « la chambre rouge, » qui doit son nom au passé.
Jean Sebillotte
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