Lettre à Monsieur Proust

On ne présente pas Proust…mais on peut lui écrire…

Cher M. Proust,

A un âge où la mémoire des jeunes années émerge chez la plupart des hommes, j’ai, enfin, relu votre livre dans un exemplaire que m’avait prêté un oncle très cher qui l’avait acheté (je le suppose), dans une librairie de notre capitale où il était né et vivait avec ses parents sauf quand il les suivait, comme le faisait votre héros ― un autre vous-même ―, avec ses frères, mes oncles, à Grignon un autre Combray beaucoup plus petit dont l’église n’était pas le centre ; mon oncle fort cultivé jouait divinement du piano à l’image de sa mère qui en avait fait son deuil et que je n’ai jamais entendue bien que j’ai passé dans l’immense maison ancestrale de longs moments consacrés à la musique où je ne vibrais pas à quelque petite phrase comme celle de Vinteuil ; je venais là, non pour toutes les vacances, mais un été sur deux le plus souvent, habitant au-delà des mers et suivant ma famille plus nombreuse que la vôtre ; j’étais comme vous, quand j’arrivais de la Tunisie sèche et peu odorante,   transporté dans l’ambiance si particulière des maisons bourgeoises où  des profondeurs ancillaires du rez-de-jardin , où s’activaient les domestiques que je connaissais mal, montait, venant de la laiterie où murissaient les fromages, des placards à confitures, et de la cuisine où mitonnaient des plats à l’ancienne sur la cuisinière allumée et entretenue au bois, une odeur forte et sucrée qui s’accordait à celle de la cire de l’étage des maîtres. Ce parfum, quand je le retrouve, n’est-il pas l’équivalent de l’odeur, du goût de vos madeleines ?

Mais il n’est pas dans mon propos de vous raconter ma vie ; je voulais simplement souligner certains de mes souvenirs que les vôtres convoquent chez moi.

Vous vous rappelez, dites-vous, ce qui n’est pas mort pour vous. Certes vous eussiez pu décrire ce qui dans Combray comportait autre chose que la scène que vous décrivez à un moment donné, mais il eût fallu pour cela recourir à la « mémoire volontaire, la mémoire de l’intelligence » dont « les renseignements qu’elle donne sur le passé ne conservent rien de lui ». Vous ne le fîtes pas. Ainsi votre roman échappe-t-il à l’Histoire et vous ne nous livrez que les parties de Combray dont vous vous souvenez sans effort, celles de lieux, de personnes, d’évènements qui demeurent en vous sans en appeler  à ce que vous nommez votre « mémoire volontaire. »

Ce parti admirable vous permet de me plonger dans une composition qui n’est pas, selon moi,  celle des grands peintres anciens, que vous vous plaisez à utiliser, qui sont vos références, et dont l’évocation vous permet de faire l’économie, par exemple, de la description d’un visage, mais qui est très exactement celle de peintres qui sont vos contemporains, ces impressionnistes que vous ne citez pas (un caprice de votre mémoire ou le fait que Swann ne vous en ait pas donné de reproductions ? ) et qui ne sont pas utiles à votre récit ; pourtant (est-ce là l’effet du recul du temps ?) je vous trouve fort impressionniste, dressant, par le truchement de votre mémoire, un tableau saisissant d’où, par petites touches, émerge votre société familiale et bourgeoise aux frontières délimitées, que ne franchissent que les quelques élus d’une vieille tante (ce qui permet la visite de gens du peuple), de vos grands-parents et parents, dont ce M. Swann qui vous séduit tant ainsi que sa fille, objet de vos premières amours, rencontrée au fil de vos promenades autour de Combray, de son clocher pourrait-on dire, en suivant les méandres des caprices de vos souvenirs spontanés qui nous entrainent également à Paris, tant Combray n’existe qu’en relation avec le monde où vous passez l’essentiel de votre temps.

Un tel livre ne se résume pas !

Ses lents, longs et minutieux développements sont ordonnés en une progression savante car, même si votre mémoire ne doit jamais être forcée, il n’en demeure pas moins que, comme un peintre impressionniste ne pose pas ses touches au hasard, vous égrenez vos souvenirs dans un ordre savant qui nous fait progresser insensiblement de votre éveil à votre découverte des Guermantes, tout en passant par mille réminiscences tristes ou joyeuses où, vous, l’enfant présenté comme unique et chéri de tous, promenez votre regard candide et acéré et éprouvez de fortes émotions.

Aller plus loin me ferait tomber dans le travers du résumé !

Une remarque m’est venue à l’esprit, cher M. Proust. Le vaste monde n’existe pas pour vous. Peut-être était-ce nécessaire pour votre quête incessante du passé. Zola et d’autres, heureusement, nous permettent de situer votre livre dans une sphère de la société où vivre suffit, les domestiques pourvoyant au nécessaire sous la tyrannie parfois inconsciente des maîtres !

Votre lecteur admiratif et respectueux.

Jean Sebillotte

 

 

avril 18th, 2012 par